William Duckett, écrivain et journaliste, c'est surtout fait connaître en tant que directeur du Dictionnaire de la conversation et de la lecture: répertoire des connaissances usuelles. Il a  aussi fondé et dirigé plusieurs journaux.  
        L'ouvrage ici présenté, modeste in4, est le seul de ce type qu'il semble avoir écrit, alors qu’apparemment, à lire son introduction, il avait prévu de décrire nombre des provinces françaises.  
          Il est abondamment illustré de cinquante cinq gravures sur acier de Ludwig Robock (ou Rohbock ...?). 
        Les textes transcrits de William Duckett avec ses gravures (aux défauts de vieillissement ou d'impression corrigés) sont complétés chaque fois que possible par un article d'histoire tiré de l'Histoire des villes de France d'Aristide Guilbert. 
          
        Introduction de l'ouvrage (sous forme de préface et qu'il aurait pu intituler "Le plaisir de voyager en bateaux à vapeur, et l'ennui des voyages en chemin de fer") 
        Rossini, dans une de ces  fréquentes boutades qui n’ont pas nui, tant s’en faut, à sa brillante  réputation, disait un jour à un de nos amis :  "Tout marche, tout avance, tout cède involontairement à la voix  impérieuse du progrès. Encore un peu de patience! Encore quelques années ! Et  la France moderne, comme sa mère, la contemporaine du premier Napoléon,  s’enorgueillira d’avoir créé, d’un seul coup, sans  en apercevoir, ses Messageries impériales." Si ce ne sont point là les  paroles textuelles de l’auteur du Barbier de Séville, nul ne s’avisera, du  moins, d’en contester le sens. Car personne n’ignore son aversion innée pour  les chemins de fer, quand, si longtemps, les bateaux à vapeur n’ont pas compté  de partisan plus dévoué que lui. 
          Et quoi de plus naturel,  après tout ? Est-il deux sortes de locomotion qui, en définitive, se ressemblent  moins, quoique obéissant à un semblable mobile ? 
          Elles l’ont si bien senti,  elles-mêmes, que, tandis que l’une, dans sa plus grande vogue, ne s’est jamais  cachée pour dire franchement son nom à tout le monde, l’autre, qui couvre  aujourd’hui une bonne partie de la surface du globe, n’ose pas, sur ses  enseignes, mentionner sa tête, et se borne à citer timidement ses pieds. Qu’en  dites-vous ? 
          Et pourtant, les capitaux français engagés dans les chemins de fer; — le mot est décidément  lâché ; et il n’est pas permis de dire chemins à vapeur, quoiqu’on dise fort bien bateaux à vapeur ; — les capitaux engagés dans ces  sortes de spéculations, françaises ou étrangères, sous forme d’actions ou  d’obligations, ne s’élèvent pas, chiffres ronds, langage d’aujourd’hui, à moins  de neuf milliards !                   
          Stupete, Gentes! 
         Au reste, la répugnance de  l’illustre maestro ne lui appartient pas en  propre. Bien d’autres la partagent, et je me fais gloire, moi chétif, d’être du  nombre. 
          Qu’est devenu, hélas ! cet  heureux temps où notre beau pays voyait des flottilles de bateaux à vapeur  descendre et remonter sans relâche, non seulement ses magnifiques fleuves, mais  encore la plupart de ses rivières, sans compter d’innombrables canaux qu’il  serait trop long d’énumérer ici ? 
          Comme on bénissait alors,  en voyageant sans la moindre inquiétude, ce corps impondérable, qui, par sa  ténuité, échappait au tact de l’homme ; ce corps impalpable, miracle d’une  ravissante industrie, qui suffisait pour imprimer à des masses énormes une  force prodigieuse, un mouvement égal aux efforts réunis de 100, 200, 300  chevaux ! Que sais-je ? 
          On partait, on s’arrêtait,  on arrivait à peu près quand la fantaisie vous en passait par la tête, et nul  n’y trouvait à redire. N’y avait-il pas, en effet, un véritable charme à  séjourner ça et là autant qu’il vous plaisait, et à débarquer le plus tard  qu’il vous était possible, lorsque vous aviez le bonheur de faire partie de la  population nomade d’une de ces jolies villes flottantes improvisées, qui ne  vous laissaient rien à désirer, d’ordinaire, sous les multiples rapports de la  société, de la conversation, de l’agrément, du brio et du confort ? 
          Pas un de vos compagnons,  pas une de vos compagnes de route, que vous ne rencontrassiez, en ce temps-là,  à vous faire l’éloge de la vapeur comprimée ! Pas un, pas une, qui contestât  qu’il avait fait une sublime découverte celui qui, le premier, avait reconnu  ses rares propriétés, ceux particulièrement qui l’avaient appliquée aux arts  industriels, aux manufactures, à l’hydraulique, à la navigation surtout ! 
          Que les peuples, nous  disaient-ils tous, prononcent avec admiration et respect, si jamais ils le  trouvent, le nom de cet homme qui a fait plus de bien à l’humanité que tous les  conquérants et les héros ne lui ont fait de mal ! Mais, hélas ! ce nom est  inconnu, quand I’histoire a religieusement conservé ceux des Alexandre, des  César, des Gengis Kan et de tant d’autres fléaux plus modernes de notre  malheureuse espèce. 
         La première machine à  vapeur fut construite, nous a-t-on dit, en 1695, par un Anglais ; elle ne  servait qu’à élever l’eau. Quant au principe de la force expansive de la  vapeur, il paraît qu’il avait été déjà reconnu et constaté dès 1663, dans la  Grande Bretagne aussi, par le marquis de Worcester. A tout seigneur tout honneur ! 
          Mais il est à-peu-près  certain que le premier appareil ne fut exécuté, avec tous ses développements,  qu’en 1698 par le capitaine anglais Savary. 
          Les améliorations qui ont  été introduites dans la construction des appareils et dans l’emploi de la  puissance de la vapeur, ont successivement appris à en connaître et à en manier  la force. Une des plus grandes difficultés était de prévoir et de calculer le  moment où la chaleur, toujours croissante, développant dans une effrayante  progression son volume et sa force, pourrait faire courir quelque danger  d’explosion. 
          La France et l’Angleterre  se disputaient encore l’honneur de la découverte, quand un Français,  contemporain de Savary, Denis Papin, inventant une machine nouvelle, crut, par  sa soupape de sûreté, avoir trouvé le moyen de  reconnaître l’existence du péril et d’en atténuer les risques. A cette  invention en succédèrent beaucoup d’autres, dont les résultats ont toujours  été, Rossini a raison, infiniment plus utiles aux bateaux à vapeur qu’aux  chemins de fer. 
          Restait d’abord, toutefois, à adapter ce moteur à la navigation pour  suppléer à l’insuffisance ou résister à la contrariété des vents, pour  remplacer le travail fatigant des rames et le hallage lent et dispendieux des  chevaux. Un Français l’essaya. La France est le pays des inventions ;  l’Angleterre, celui des perfectionnements et des applications aux arts. 
          Le succès couronna cette œuvre nouvelle; il ne lui manquait plus que des  encouragements ; les rives charmantes de la Saône furent bientôt côtoyées, de  Lyon à Chalons, par un véritable bateau à vapeur, inventé et dirigé par M. le  marquis de Jouffroy. 
         Cette idée ne tarda pas à traverser les mers et à mûrir dans la tête  d’un Américain du Nord, de ceux que nous appelions aujourd’hui les Fédéraux; et, peu de temps après, les grands lacs, les immenses  fleuves du Nouveau Monde étaient sillonnés, parcourus, traversés, dans tous les  sens, par d’élégants steam-boats, nom que les Anglais et les  Américains donnent aux bateaux à vapeur en masse, réservant plus spécialement celui de steamers ou de steam-packets à ceux qui se vouent, de  préférence, au transport des voyageurs. 
          A peine la Grande-Bretagne avait-elle importé et utilisé  cette découverte, que bien d’autres nations en revendiquaient la gloire : ce  qui n’empêche pas que l’honneur n’en soit resté à notre compatriote. Vainement,  dans leur amour-propre national, les Espagnols ont ils assigné leur patrie pour  berceau à cette invention; vainement invoquent-ils un procès-verbal du XVIᵉ  siècle, constatant l’essai d’une machine à vapeur adaptée à un navire, la dite  expérience faite en présence de Charles-Quint et de sa cour. Nous n’avons pas mission  de discuter ici le plus ou moins d’authenticité d’un document de cette  importance. 
          Ce qu’il y a de positif, c’est que ce sont, en général, des  ouvriers mécaniciens qui ont inventé ou perfectionné la machine à vapeur.  Savary commença par être simple ouvrier mineur; Neweonnnon, serrurier; son  associé Cawley, vitrier; Ricardo Trevithick, ouvrier mécanicien; James Watt,  l’illustre Watt lui même, fabricant d’instruments de physique et d’optique. 
         En un clin d’œil, la France avait tiré un immense parti de l’admirable  découverte des bateaux à vapeur. Dès 1838, ses populations enchantées les  voyaient parcourir la Seine, traverser la Manche, sillonner l’Océan, la Mer du  Nord, la Baltique, et devenir chaque année plus nombreux. 
          Mais il n’en est pas moins certain que le premier,  construit à New-York par Fulton, faisait déjà, en 1807, le trajet de cette  ville à Albany; et que le plus ancien en date, de l’Angleterre, la Comète, naviguait sur la Clyde dès 1812, tandis que  l’établissement au Havre d’un pareil mode de transport ne part que de 1818, et  ce n’est qu’en juin 1836 qu’il en exista un pareil entre Paris et Rouen. 
          En 1840, on faisait en 15 heures le trajet de Southampton  au Havre, qui est de 48 lieues. Du Havre à Londres , dont la distance est  double, il ne fallait que 30 heures, et on en mettait 10 pour franchir les 25  lieues qui séparent Dieppe de Brighton. Des bateaux à vapeur naviguaient alors,  tous les jours, du Havre à Honfleur et de Honfleur au Havre; et la traversée,  qui est de 3 lieues, ne nécessitait qu’une heure tout au plus. Le voyage de  Paris à Rouen, et vice versa, avait lieu par la Ville de Paris et par les Dorades, N° 1, 2 et 3, commandées parle capitaine Garay, dont les machines étaient l’œuvre de  l’habile mécanicien Cavé. La Normandie, capitaine Bambine, et la Seine, capitaine Fautrel, aux puissantes machines, dues en partie  à l’Angleterre, faisaient, commodément distribuées, un service journalier entre  Rouen et le Havre, et parcouraient souvent en moins de 7 heures la distance de  36 lieues qui sépare ces deux villes. 
         Qu’on me pardonne de m’être appesanti con amore sur mes chers bateaux à vapeur, sur ceux de la Seine  particulièrement, qui n’ont pas eu longtemps d’hôte plus assidu, d’habitué plus  exact que moi. Que d’heures agréables n’y ai-je pas passées ! que de fins repas  n’y ai-je point faits ! que de délicieuses connaissances inattendues ! que de  charmantes conversations improvisées ! 
          Hélas ! hélas ! l’envahissement subit des chemins de fer a  détruit, de fond en comble, toute cette vie d’enchantements. Qui donc pourra me  donner aujourd’hui des nouvelles des Dorades, de la Normandie, de la Ville de Paris, de la Seine et de  tant d’autres de ces steamers. Les plus gracieux ont été  vendus à l’encan, carcasses et machines, sofas et appareils culinaires, tout,  tout sans pitié; et les entrepreneurs, les actionnaires, les directeurs, les  pauvres capitaines et leurs employés se sont tous ruinés, pour la plupart sans  espoir de retour. Mon Dieu ! qui me rendra mes délicieuses villes flottantes  d’autrefois ? 
         C’est qu'effectivement tout n’a  pas été rose dans la floraison spontanée de cet inextricable écheveau de  chemins de fer qui s’est pris tout-à-coup à sillonner notre honnête France de  toutes parts, sans en demander la permission à personne. Devant, derrière, à  droite, à gauche, bien fin l’heureux mortel qui essaierait de s’y reconnaître!  Moi-même, inoffensif citoyen, si jamais il en fut, n’ai-je point été réveillé,  un matin, par un odieux railway de plus, qui, sans crier gare, s’est mis à filer, comme il  file encore, sans relâche, sur le toit de mon humble demeure, m’assourdissant  de ses mille vacarmes et m'asphyxiant, sans miséricorde, de ses horribles  tourbillons de fumée. C’est à en perdre l’ouïe, la vue, la réflexion et  l’esprit. C’est à en devenir, ou fou, ou idiot. 
          S’il ne s’agissait encore que d’un  de ces désagréments personnels auxquels tout le monde est sujet dans la vie !  Mais la somme des périls auxquels vous vous exposez en mettant le pied sur une  de ces fatales machines, ne fait que croître à mesure que vous y séjournez. Et  comment ne pas y recourir pourtant ? La rage des chemins de fer a tellement tout  envahi dans notre malheureuse France, qu’il ne me serait pas difficile de vous  y mentionner, par le temps qui court, des milliers de villes, de bourgs, de  villages, dont vous pourriez, en toute liberté de conscience, visiter places,  carrefours, rues et ruelles, plages et quais, sans le moindre espoir d’y  découvrir un bureau de diligence, de messagerie, de voiturin, de patache,  encore moins peut-être de bateau à vapeur. 
         A quelle époque vivons-nous  donc ? 
         Et pourtant il faut partir de  gré ou de force, quand vos affaires vous appellent au dehors, et non pas partir  précisément quand vous le voudriez, mais quand le railway l’ordonne; vous arrêter, non  pas où vous auriez besoin de vous arrêter, mais où il convient à  l’administration qui vous emporte, de s’arrêter suivant les stations  capricieuses dont il lui a plu de parsemer sa route ; arriver enfin au ternie de  votre voyage, non pas à l’heure fixe où il vous faudrait y arriver et où vous y  êtes attendu, mais presque toujours beaucoup trop tard, si ce n’est pas  beaucoup trop tôt; sans compter qu’il vous est le plus souvent impossible de  voir au passage les sites, les localités, les châteaux, les églises, les  monuments, que vous vous faisiez une fête de visiter, lesquels, ou ne s’y  trouvent pas, ou, s’ils s’y trouvent, filent et glissent devant vos yeux au pas  de course, absolument comme les tableaux fugitifs d’une lanterne magique. 
          Je passe sous silence le plus  grand inconvénient de tous, selon moi et selon vous aussi bien certainement:  ces accidents presque journaliers de déviations, de rencontres, de chocs  fortuits, ces explosions soudaines, si rares jadis sur mes bateaux à vapeur, si  fréquents aujourd’hui, toutes les feuilles publiques le constatent, sur vos  chemins de fer, qui, sans avoir seulement la politesse de vous crier gare, vous  envoient cabrioler en l’air à des centaines de pieds du sol, vos bras et vos  jambes, votre tête et votre corps éparpillés, votre âme Dieu sait où! et vous  enlèvent d’avance jusqu’au moindre espoir de réunir en un faisceau présentable  cette œuvre admirable du Créateur suprême dont vous étiez si fier quelques  minutes auparavant. 
         Et dire que tout cela n’arrive  précisément que parce que messieurs les entrepreneurs se sont avisés de se  faire concurrence les uns aux autres, de vouloir bon gré mal gré, dédaignant le  prosaïque ventre à terre de jadis, emporter leurs pratiques à travers l’espace,  plus vite que le vent, quand telle n’est pas l’intention formelle du Très-Haut!  fatale destinée, à laquelle bien peu de nous peuvent conserver l’espoir de se  soustraire, depuis surtout que notre belle France, plus que jamais haletante de  la soif du lucre et du progrès, a livré, comme une étourdie, pieds et poings liés  toutes les anciennes provinces de son vaste territoire, jadis si paisibles, à  des myriades de spéculateurs, qui lui ont promis de les mettre en communication  directe et rapide les unes avec les autres, de les faire aboutir à tous nos  grands ports de mer de la Manche, de l’Océan et de la Méditerranée, de rallier  leurs différents tronçons aux chemins de fer belges, allemands, suisses,  italiens, espagnols, de transformer Paris en un point central de départ pour  cinq groupes principaux de railways: ceux de l’Ouest, celui  d’Orléans avec ses prolongements, ceux de Paris à Lyon et à la Méditerranée,  ceux de l’Est et ceux du Nord, sans compter Bordeaux, point de départ d’un  autre groupe, les chemins du Midi ; tous établissant la télégraphie électrique  la plus rapide, autre merveille, entre presque tous les points de la plupart de  ces voies ferrées ! 
          Cela est magnifique certainement, excepté pour Rossini,  pour moi et pour beaucoup d’autres, qui, malgré ces voies infiniment trop  nombreuses et trop rapides de communication, nous sommes trouvés plus dépaysés  que jamais dans notre France actuelle, moins étendue pourtant que l’ancienne  Gaule ayant pour limites, au Nord et à l’Est, tout le cours du Rhin et les  Alpes. 
         Quelle désolation, en effet, pour les amateurs d’histoire  et d’archéologie de notre école, de ne pouvoir, comme nous dans notre jeunesse,  nous en aller à loisir — sans avoir recours à cette infernale vapeur qui gêne  constamment notre marche, quand elle ne l’entrave pas tout à fait, ou ne met  pas notre vie en péril — visiter ces mille et mille localités célèbres,  peuplées de souvenirs et qui ne demandent pas mieux que d’en offrir de  nouveaux, plus curieux encore, à nos persévérantes investigations ! 
          Comment nous permettre, par le temps actuel, à travers ce  vaste encombrement perpétuel, beaucoup trop toléré peut-être, de la voie  publique, de tenter de poursuivre nos recherches sur l’emplacement véritable du  gué par lequel les premiers Francs, venus du fond de la Germanie, passèrent le  Rhin; sur le théâtre certain des victoires remportées par Clovis, leur premier  roi chrétien, qui soumit presque toute la Gaule; sur les défaites successives  et la décadence rapide de ses faibles descendants; enfin sur les gigantesques  exploits de Charlemagne, qui devait fonder ce colossal empire dont l’Europe fut  stupéfaite et qui comprenait, outre la Germanie, la Gaule entière, le nord et  le centre de l’Italie ? 
          Comment, lorsque les interminables convois de chemins de  fer vous barrent à chaque instant la route, conserver l’espoir d’assister  tranquille aux incessantes péripéties du démembrement de ce vaste empire et à  l’élévation graduelle, pièce par pièce, du royaume de France, qui se composera  désormais des pays compris entre les Pyrénées, la mer, l’Escaut, la Saône et le  Rhône; puis à l’établissement du régime féodal, qui se morcellera, à son tour,  en un si grand nombre de souverainetés particulières, que les derniers  descendants de Charlemagne n’auront plus que le vain titre de roi, sans aucune  puissance territoriale; et enfin à l’avènement au trône d’un des grands  vassaux, Hugues-Capet, duc de France, comte de Paris et d’Orléans, proclamé  roi à Noyon, son fief, qui comprenait à peine l’Ile-de-France, l’Orléanais et  la Picardie, et qui forma le premier domaine de la couronne, la politique  constante de ses successeurs devant être désormais, pendant huit siècles,  d’agrandir ce domaine de tous les pays composant l’ancienne France, en en  reculant même les limites du côté du Rhin et des Alpes par achats, reversions,  cessions, mariages et conquêtes ? 
          Bien que réunies depuis longtemps sous un sceptre unique,  les anciennes provinces de France n’en avaient pas moins conservé, personne ne  l’ignore, leur administration distincte, leurs lois et  leurs privilèges, quand, en 1790, l’assemblée nationale, pour mieux grouper en  un seul faisceau, toutes ces administrations et législations différentes,  supprima la division par provinces et partagea la France en un nombre de  départements beaucoup plus considérable. 
         Par suite des guerres de la République, de 1792 à 1800,  elle acquit le comtat d’Avignon, la Belgique, toute la rive gauche du Rhin,  Genève, Nice et la Savoie. Elle eut alors les limites qui lui semblent  naturelles, le Rhin et les Alpes, avec les Pyrénées et la mer. 
          Napoléon Ier comprit successivement dans  l’Empire français le Piémont, Gênes, Parme, la Toscane, Rome, la Hollande,  l’Allemagne septentrionale jusqu’aux bouches de l’Elbe, et le Valais. Il y eut  alors 130 départements, tous soumis à la législation française malgré la  diversité des langues. 
          Les traités de 1815 firent rentrer la France dans ses  limites de 1789, avec le comtat d’Avignon de plus. 
          Ce n’est que dans ces dernières années que Napoléon III,  pour prix de sa coopération active à la délivrance et à l’unification de  l’Italie, a pu faire rentrer de nouveau Nice et la Savoie dans les limites de  notre pays. 
          Sa nouvelle division par départements est donc un fait  accompli, à la grande satisfaction de son gouvernement central et des  populations nombreuses des diverses parties de son territoire ; ce qui  n’empêche pas les masses de chacun de ces départements, libres dans leurs  .allures passives, de porter tous les jours, à leur insu, leurs regards en  arrière et d’invoquer innocemment, A tout propos, les glorieux souvenirs de  leurs anciennes Provinces, d’accord en cela, sans y penser, avec leurs  antiquaires et leurs archéologues qui s’y rattachent par habitude. 
         Moi aussi , comme beaucoup de mes confrères, je m’étais  accoutumé à aller régulièrement chaque année visiter en détail, à époque fixe,  telle ou telle partie de tel ou tel département, — ou plutôt de telle ou telle  province, pour me dispenser de rajeunir le vieux langage de mes estimables  collaborateurs. 
          Mais nos chers bateaux à vapeur d’autrefois, ou, à leur  place, nos diligences et messageries, bien plus anciennes encore, me faisant  tout-à-coup complètement défaut, ou à peu près, et éprouvant moins de goût que  jamais pour vos inévitables chemins de fer, qui m’asphyxient, m’assourdissent  et entravent à chaque pas ma route pacifique, devais-je, pour ce double  motif, renoncer sur le déclin de mes jours à ces attrayantes pérégrinations qui  avaient fait le charme de ma vie ? Devais-je me résigner dorénavant à priver du  fruit de mes recherches ces amis et connaissances qui ont été si obligeants  pour moi, sans compter peut-être un renfort satisfaisant de bienveillants  lecteurs que je n’ai pas l’honneur de connaître et dont je n’ai pas l’honneur  d’être connu ? 
          C’eût été probablement l’opinion de plus d’un mortel timoré ! 
          Ce n’a pas été heureusement la mienne. 
          Pourquoi, me suis-je dit, tant d’honnêtes citoyens, en dépit  de la grande locomotion à la mode, persistant  par le temps qui court, à  voyager de tous côtés, à pied, à cheval, en voiture, en carriole, plus  lentement, il est vrai, mais plus sûrement, j’en suis sûr, partant quand ils  veulent, s’arrêtant où bon leur semble, arrivant à l’endroit qui leur plaît et  à l’heure qui leur convient; pourquoi ne suivrais-je pas, moi aussi, leur  exemple ? 
        Mon projet était A peine conçu, qu’il était mis à exécution, et ma foi !  pour mon compte je n’ai pas eu, je l’avoue, à m’en repentir jusqu’à présent.  Mais, à la lecture des  premiers feuillets de cet ouvrage qui en est le résultat,  mes nouveaux clients seront-ils aussi satisfaits que moi ? 
          Là est toute la question. 
          De retour d’une pérégrination quelconque en ligne directe,  sur un plan arrêté d’avance, sans la moindre déviation à droite ni à gauche,  par chemin de fer ou autrement, je leur aurais certainement apporté quelque  chose de plus net, de plus précis, de plus correct, de plus positif, de plus  léché, de mieux peigné, mais aussi de moins séduisant, de moins intéressant, de  moins attachant, sans doute. 
          En descendant, au contraire, de cheval, de voiture, de  carriole au hasard, en posant alors mon bâton de pèlerin, en déchaussant mes  souliers couverts encore de la poussière des chemins, je leur mettrai  incontestablement en mains un bagage plus bariolé, plus versicolore, une  description moins régulière, moins méthodique de notre France présente et  passée, le résultat d’un voyage en zigzag, à bâtons rompus, à vol d’oiseau, le fruit d’une véritable  tournée de fantaisiste, ayant obéi, le plus  fréquemment que j’aurai pu, aux brusques exigences du hasard et aux caprices  inattendus de mon imagination vagabonde. 
          De ces deux modes de voyager et des fruits qu’on en doit  attendre, quel est, au reste, le préférable? Nous nous sommes prononcé, bien  entendu, pour celui que nous avons adopté; et nous n’en aurions pas certes  publié les résultats, si nous n’avions pas cru pouvoir compter d’avance sur une  bonne majorité de lecteurs de notre opinion. 
         Que, du reste, les hommes graves, plus nombreux qu’on ne  pense dans notre beau pays et ailleurs, ne se bâtent pas trop de nous renier  sans nous avoir lus! Dieu nous garde, qu’ils le sachent bien, de nous  précipiter les yeux fermés, sans examen, sans réflexion, dans toutes les  extravagances et les excentricités de notre époque ! 
          Nos consciencieuses tournées nous fourniront l’occasion  fréquente de présenter des aperçus  sommaires de  I’histoire des anciennes provinces qui ont été dépecées pour former nos départements  actuels. 
          A ce propos, nous ne manquerons pas de rappeler les grands souvenirs qui se rattachent à ces  provinces, sans nous perdre dans des détails ennuyeux et inutiles. 
          De même, dans la description des localités, nous donnerons le pas,  c’est convenu, aux plus importantes, soit comme population et richesses, s’il  s’agit de villes, soit comme souvenirs historiques, monuments, choses  curieuses, s’il n’est question que de bourgs ou de simples villages. 
          En entrant dans les villes, les bourgs, les villages, les  hameaux eux-mêmes, nous n’aurons garde d’omettre aucun souvenir intéressant de  leur histoire particulière (quand ils en posséderont une), les hommes célèbres  qui y auront vu le jour, les édifices remarquables qu’on nous y signalera, les  chroniques ou légendes qui s’y rattacheront, ainsi que tout ce que pourra avoir  de spécial chaque industrie locale. 
          Si nous nous sommes scrupuleusement attaché à l’exactitude  des dates et des faits, nous avons cru devoir éviter avec le même soin de nous  perdre dans les chiffres abruptes d’une statistique comparée qui n’auraient eu  rien d’attrayant pour nos lecteurs. 
          En nous résumant, ce que nous avons eu la prétention de  leur offrir, c’est une description animée, aussi exacte que possible, des  localités que nous avons jugé à propos de leur faire parcourir, émaillée de  souvenirs anciens et modernes, aussi vrais que curieux, présentés certainement  d’une manière pittoresque, mais exempte d’afféterie. 
         C’était un pas difficile à franchir en dehors de la  tyrannie monotone des chemins de fer qui ont tout envahi. 
          Y avons-nous réussi ? A  d’autres que nous de prononcer en dernier ressort ! 
         Mais un second problème  s’offrait à nous, non moins difficile à résoudre que le premier. 
          Résolu que nous étions de  procéder par provinces, nous avions dirigé nos premières investigations au  hasard de nos jambes, et classé nos premières trouvailles au hasard de notre  plume, car il nous était parfaitement égal de commencer notre publication par  cette province-ci ou par celle-là. 
          Ces divers matériaux étant  réunis à à-peu-près sur notre bureau, à laquelle des provinces recensées  devions-nous donner définitivement le pas sur l’autre ? Toutes ces sœurs  défuntes, passées depuis longtemps dans le corps de nombreux enfants pleins de  vie, ne sont-elles pas, à titres parfaitement égaux, filles d’une même mère, la  France ? Et alors nous appartenait-il de mettre aux prises la jalousie bien  naturelle de l’une contre celle de l’autre ? 
          Comment parvenir à nous  tirer de ce nouveau péril inattendu ? Serait-ce en recourant à l’impartialité  brutale de l’ordre alphabétique ? Serait-ce en invoquant, de préférence, la loi  fatale du Sort, seul souverain et despote incontestable des choses d’ici-bas  depuis la création du monde ? Notre réflexion vacillante, penchant tour à tour, comme  le balancier d’une vieille pendule, tantôt à droite, tantôt à gauche, avait  beau nous dire : " Prenez mon ours, père de toutes les langues ! Prenez mon  ours, trisaïeul de tous les hasards ! " Je ne savais à quel parti me  résoudre, ni de quel bois faire flèche; et de jour en jour je remettais au  lendemain la rédaction d’une ample préface sans laquelle j’étais persuadé  qu’aucune œuvre sérieuse ne pouvait être décemment publiée, quand soudain une  violente bourrasque, s’abattant sur mon bureau, dispersa de tous côtés dans mon  cabinet les trente et quelques légers cartons, méthodiquement classés devant  moi, portant chacun le nom d’une de nos anciennes provinces de France. 
          Un seul de ces petits  assemblages de papiers collés les uns sur les autres avait résisté, je ne sais  trop pourquoi, à ce tourbillon de vent impétueux et était resté triomphalement  étalé à sa place. Je m’empressai d’y porter les yeux et j’y lus ce nom propre  en neuf lettres: 
          Normandie. 
         Mes angoisses avaient, dès  lors, entièrement cessé. Mon sort et celui de mes lecteurs étaient, à partir de  ce moment, fixés sans retour. C’était par la Normandie, et non par toute autre  province, que je devais décidément commencer mon œuvre ! 
         Quant à une préface  quelconque, bien fou serait l’historien, le chroniqueur, le fantaisiste, grand ou petit, qui, dans ma position, entreprendrait d’en  écrire une. D’ailleurs, par le temps qui court, une préface est-elle  indispensable à un livre ? Et le sort ne s’est-il pas prononcé pour la négative ? 
         En route, par conséquent,  sans nouvelles tergiversations, amis et connaissances ! Alea jacta est.  |